Tous autour de la table




Article 3
Programmatique




Au cours de mon précédent article, j’ai commencé par faire l'inventaire et l’analyse de ce qui faisait sens, en termes de sociabilité et de partage, autour du repas. À ce stade de ma réflexion, il me semble important de rappeler que je me suis penchée sur ce sujet car j’ai l’intime intuition que le repas est l’un des rares moments qui reste encore aux individus pour faire société. J’affirme également vouloir travailler en tant que scénographe, sur une hybridation entre exposition et participation. En effet, comme le soulignent différentes analyses de projets dans mon premier article, cette hybridation me paraît intéressante à travailler dans le cadre d’un projet sur “la gastronomie” : Que faut-il exposer ? Que faut-il laisser faire aux visiteurs ? La participation du public peut par moment certes appauvrir le propos, mais elle peut également lui permettre de mieux se l’approprier. Je vais donc m'intéresser aux thématiques et outils qui vont permettre de mettre en valeur le moment du repas pour en faire un acte social riche en sens, et pérenne. Plusieurs hypothèses de projets, de contextes, mais aussi de cibles s’ouvrent à moi.

Un repas au musée


Une première hypothèse explore l’idée que l’art de la table pourrait être un support de partage des valeurs culturelles, d’histoires, ou de nouvelles discussions entre convives. Conçu comme un véritable espace scénique représentatif du repas, l’idée serait d’utiliser la capacité des objets de table à porter du sens et à réunir autour de la table. En effet, l’art de la table permet d’établir certains rituels, qu’il serait intéressant de ré-injecter dans un projet.

Lorsque l'on parle d’art de la table, on pense aux grandes institutions comme la manufacture de Sèvres, de Limoges ou encore de Baccarat. À Paris, un lieu où l’art de la table est mis à l’honneur est le Musée des Arts Décoratifs. En effet, la thématique du repas y est exposée dans la collection permanente du musée, allant de la vaisselle et des reconstitutions de salles de différentes époques, jusqu’à des objets plus contemporains. De nombreuses expositions y ont été organisées comme “Table dressée”31, qui était une reconstitution d’une table dressée du déjeuner donné par Moïse, réalisée par Camondo le 9 juin 1933, ou encore “petits bouleversements au centre de la table”32 qui interrogeait le décor de table et le cérémonial de la réception d’aujourd’hui en exposant de l’ancienne vaisselle aux côtés de pièces réalisées par de nouveaux  créateurs.

Le Musée des Arts Décoratifs organise des visites guidées autour de l’art de la table, en proposant des formules pour différents publics33. Les objets sont exposés dans différents décors à travers toute l’exposition permanente.

 “Site officiel.” Billetterie MAD Paris - Site officiel


Dans mon premier article, dans le projet Manger à l'œil34, exposé au Mucem, le médium de la photographie se suffisait à lui-même pour transmettre ce qu’a été le repas des Français sur plusieurs siècles. Il me semble que la richesse des objets présentés au MAD, pour illustrer l’histoire du repas en France, se suffit à elle-même pour comprendre l’évolution des pratiques. Bien entendu, les objets d’art de la table exposés au MAD sont ceux d’une élite, mais racontent une richesse de la France, un pilier de ce qui fait sa culture et son patrimoine. La tradition française de l’art de la table, avec tous ses objets précieux, pourrait apporter un ancrage historique à l’ensemble, et la sensation que l’on cherche à pérenniser ou réactiver une tradition.

Afin d'imager mes propos, voici une proposition de projet :  Un événement exposerait l’art de la table comme le musée le fait lors de ses visites guidées, avec des reconstitutions des tables selon certaines époques, au XVIIe, XVIIIe, etc. Mais cette reconstitution se ferait dans une salle dédiée, sous forme de projections sur une table, et chaque élément disposé sur la table aurait une signification. Pourquoi utilisait-on un surtout de table ? Le nombre de couverts avait-il une signification ? Ces médiations permettraient aux objets d’être porteur de sens, ou en tout cas du sens qu’il leur était donné à l’époque. Ensuite, les visiteurs seraient amenés à entrer dans une salle remplie d’objets divers (vaisselle, objets de décorations, etc.), contemporains ou non. Et à eux de jouer ! C'est-à-dire à eux de dresser leur table ! La question serait alors : Que souhaitez-vous dire à travers la scénarisation de votre table ? Quels objets placez-vous pour exprimer votre hospitalité, l’ambiance de la soirée ?


“J’imagine un repas”

Dans mon premier article, la designeuse Julie Rothhahn avait, dans son projet “la Nouvelle Carte”35, permis de rendre acteur les visiteurs en créant son espace scénographique sur une scène de théâtre. L’idée serait la même, mais en proposant au public d'apprêter une table au sein du musée. Les visiteurs seraient amenés à disposer la table, avec des objets de vaisselle variés, selon une temporalité, un événement particulier. Ils passeraient de la position de spectateurs à acteurs. Le thème du repas pourrait être donné, ou être laissé à l'imaginaire des visiteurs. Dans ce projet, ils seraient alors confrontés à une situation de repas fictif, tout en y injectant des richesses de sens qui passeront par l’art de la table. Cette même table, trace d’un repas, qui a formé un événement, pourrait à terme se transformer en un objet exposé.

Cette idée de collecte m’amène à parler d’une exposition qui a récemment eu lieu au Musée d’Art Moderne de Paris, “Les Flammes”36, en 2021 et 2022. Elle traitait du médium de céramique et proposait une expérimentation participative. Une collecte avait été ouverte  durant toute la période de l’exposition, où des pièces en céramique données par des visiteurs étaient exposées :

“Ce dispositif, inspiré des musées de société, semble particulièrement approprié, au sein d’une exposition dédiée à la céramique car la collecte implique de s’ouvrir à une part d’inconnu et peut s’apparenter aux surprises que connaît le potier à l’ouverture du four après une cuisson. Le dépôt est temporaire et vise à montrer à quel point la céramique est ancrée dans nos intérieurs, nos histoires personnelles ou familiales.”37



© “La Collecte : Un projet participatif et évolutif durant l’exposition Les Flammes“, Musée d'Art Moderne, 15 octobre 2021


Il pourrait être dans mon cas intéressant de m’inscrire dans la continuité de cette approche curatoriale adoptée par le musée, en faisant en sorte que les tables mises en scène par les visiteurs fassent l’objet d’une exposition permanente dans le parcours de l’art de la table, sûrement sous forme photographique, avec des cartels explicatifs de la démarche.

Le Musée des Arts Décoratifs est une institution renommée qui, selon les propositions culturelles, brasse un public assez large. Cependant, comme souligné précédemment, les objets présentés abordent une partie élitiste de ce qu’est l'histoire du repas en France. Doit-on essayer d’amener des pratiques de l’art de la table plus populaires dans un tel lieu ? Si oui, en termes de temporalité, la nuit des musées pourrait être une occasion propice pour donner à cette institution une ambition de la sorte. En effet, cet événement peut attirer un public nouveau, notamment les familles, les jeunes et les plus défavorisés, à se rendre dans les musées.












Des objets signifiants qui racontent notre vision du repas

31 “La table dressée - Paris.” Musée des Arts Décoratifs, 32 “Petits bouleversements au centre de la table.” Musée des Arts Décoratifs

33 “Site officiel.” Billetterie MAD Paris - Site officiel































“Légumier et plateau en forme de chou.”, Musée des Arts Décoratifs, photo personnelle

34 Perrodin, Emmanuel, “Manger à l'œil—Mucem.” Mucem










































Choc des époques

35 “La Nouvelle Carte” Julie Rothhahn

36 “Les Flammes.” Musée d'Art Moderne, 15 octobre 2021

37 “La Collecte : Un projet participatif et évolutif durant l’exposition Les Flammes.“, Musée d'Art Moderne, 15 octobre 2021





















Confrontation entre un objet d’art de la table ancien et un contemporain









© “Création et Design Culinaire | L’EUROPE PASSE À TABLE.” Hopla Studio.

38 “Food Temple Végétal.” Le Carreau du Temple, 2023

39 “Création et Design Culinaire | L’EUROPE PASSE À TABLE.” Hopla Studio


40 Ibid. “Création et Design Culinaire | L’EUROPE PASSE À TABLE.” Hopla Studio

Des éléments qui racontent notre culture gatsronomique











Un repas non comestible, riche en informations





















Le multiculturel


En restant dans une idée de collecte, un projet avec une dimension multiculturelle me paraît aussi approprié au vu des recherches effectuées dans mon deuxième cahier. Dans une société où nous avons accès à bien des cultures culinaires, comment les faire vivre réellement et donner du sens à une culture du repas qui est propre à chacun ? Créer un festival, d’une même temporalité que celle du Food Temple festival, où cette diversité, ces différentes façons de penser le repas, seraient mises en valeur dans un espace culturel, peut être une option. Le Food Temple festival38, qui a eu lieu au Carreau du Temple, était cette année concentré sur le végétal, mais il l’a aussi été sur d’autres thématiques, comme lors de sa 6e édition où le Portugal était mis à l'honneur. Pourrait-on imaginer un festival dédié au repas en tant qu’acte, et centré sur le brassage des cultures ? Dans le projet “L’Europe passe à table”39 de Hopla Studio, les enfants sont amenés à travailler plastiquement les identités alimentaires des pays européens : 

“La cuisine est une affaire culturelle liée aux traditions, aux savoirs-faire locaux, aux coutumes autour de la table… Envisager l’Europe sous un « angle culinaire » a été l’occasion d’aborder des thématiques très diversifiées comme les questions de lien social, de géographie, d’histoire, de traditions, de langue… sous un aspect ludique visant à s’éloigner un maximum des a priori.”40

Ce projet m’inspire dans ma réflexion car il vise à représenter différentes cultures culinaires, sans aborder le sujet des plats typiques.

Imaginer un projet où chaque convive participerait à un grand repas , et où il serait demandé d’apporter des éléments de sa culture, non comestibles, serait-il un moyen d’exprimer une  façon de faire repas ? “Merci pour l’invitation, qu’aimerais-tu que j’apporte ?” Voici une question que nous connaissons bien lorsque nous sommes conviés à un repas,  la réponse est souvent une bouteille de vin, le dessert. Et pourquoi pas un élément symbolique, mais non comestible, de sa culture alimentaire ? Une musique qui nous fait penser à un moment à table, un motif, un objet de la table représentatif de sa culture, la description d’une odeur, d’une atmosphère, une photo qui dépeint un moment de convivialité vécu autour de la table, etc. Ce multiculturalisme doit être ciblé géographiquement. En effet, ne serait-il pas intéressant dans un premier temps de questionner la culture à une échelle régionale ? Une musique Corse, une citation Bretonne, un moule à Kougelhopf alsacien, etc. Ou faut-il davantage s'ouvrir à l’Europe ? au monde entier ?

Ces artefacts feront l’objet d’une récolte en amont de l’événement, avec une demande particulière : retranscrire l’histoire ou l’évocation de ce que l'on a prêté/donné,  soit par une prise audio, une photographie, ou encore une trace écrite. Un cliché de la personne accompagnerait son don. Cette récolte donnerait alors lieu à une exposition d’objets, ainsi que des écrits, des audios et des photographies profils des personnes qui ont participé au projet. Lors de l’événement, j’imagine des espaces d’expositions conçus pour donner un aperçu de chaque culture, avec une ambiance différente créée par les éléments récoltés. Une grande table serait dressée avec les objets. Faudrait-il alors prévoir un vrai repas afin de célébrer cette diversité ? Ou bien proposer des stands, comme le fait si bien le Food Temple, avec des cuisiniers et chefs de chaque culture ? La nourriture et le fait de manger restent-ils un élément essentiel pour parler du repas ?

Cette grande table permettrait de rendre compte des particularités qui font le moment du repas et de l’importance de la pérennisation de la culture qu’il y a derrière celui-ci. Elle permettrait de nous raconter en tant qu’individu. C’est cela, au fond, qui permet également de nous réunir. La dimension sociale du repas ne tient-elle pas au fait de vouloir partager ce que nous avons et savons avec autrui ? Le repas nous nourrit, d’un point de vue physiologique, mais aussi intellectuel et culturel.

A chacun sa culture gastronomique


Un outil pour parler du repas


Dans une société où bien des choses passent par le visuel lorsque l’on parle de gastronomie, quelle place prend celle du son ? Dans l’article deux, nous avions souligné l’importance du visuel, de l'esthétique, et notamment du fait qu’ils pouvaient maintenir un certain rapport individualisé à la gastronomie, où le partage ne se faisait que virtuellement. Un repas, ce sont aussi des bruits, des ambiances sonores particulières. En tant que designer, ma scénographie pourrait se porter en partie sur le son, en complément de l’aspect visuel comme nous avons l’habitude de le faire lors d’un dîner. De plus, le discours est omniprésent dans un repas :

“Quoi de plus français, aussi, que de parler à table… de la table, dans un jeu réflexif et métadiscursif jamais épuisé ? Ce qu’on mange, ce qu’on a mangé, ce qu’on mangera nourrit d’inlassables propos de tables. Pris dans son théâtre gourmand, le mangeur se délecte de ses aventures de tables passées, de ses expériences gustatives présentes et à venir, de ses meilleurs moments gastronomiques, qu’ils appartiennent à une commensalité rare et hautaine ou familiale et ordinaire. Un jeu rhétorique et une symbolique de la performance, qui invitent les autres convives à répondre, à renchérir”41

Cet outil me permettrait, dans le cadre de mon projet, d’utiliser des ambiances de repas comme récolte de récits, ou tout simplement des atmosphères, qui rendraient compte de ce que peut être un repas. Au  Musée européen de la photographie, l’exposition “Love Songs”42 de 2022, avait prévu une playlist pour les visiteurs. Dans chaque pièce, un morceau musical pouvait être écouté, ce qui permettait de mieux s'imprégner de l'ambiance, mais de façon individuelle. D’où ma question : Comment le son peut-il être un outil fédérateur dans une exposition ?


41 Boutaud Jean-Jacques, Article "Commensalité", Le livre de l'hospitalité, Alain Montandon éditeur, Paris, Bayard, 2004

42 “Love Songs.” La MEP, 2022



















43 Pagès, Dominique. “La Cité de la gastronomie Paris-Rungis (II) : un projet scientifique, éducatif et expositionnel en débats.” Quaderni, consultable sur, cairn.info, 2021

44 Ibid. Pagès, Dominique. “La Cité de la gastronomie Paris-Rungis (II) : un projet scientifique, éducatif et expositionnel en débats.” 2021, cairn.info


45 Ibid. Pagès, Dominique. “La Cité de la gastronomie Paris-Rungis (II) : un projet scientifique, éducatif et expositionnel en débats.” 2021, cairn.info

S’inscrire dans une Cité de la gastronomie


Pour construire ma réflexion, lors du deuxième cahier, j’avais porté mon attention sur un écrit de la nouvelle Cité de la gastronomie Paris-Rungis qui verra le jour en 202743. L’inscription du repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO est subordonnée à un engagement de l’Etat qui doit en garantir la non-disparition. C’est à cet effet que les cités de la gastronomie ont été créées. La Cité de la gastronomie Paris-Rungis a pour ambition de se tourner vers un public jeune. Elle interroge d’une part sur l’alimentation durable et les différents impacts de la mondialisation. Mais surtout, et c’est ce qui m’intéresse, sur la façon dont elle impacte notre vie sociale en lien avec l’alimentation. Serait-il alors pertinent d'inscrire mon projet dans cette nouvelle institution ?

En effet, une partie des questionnements posés dans “La Cité de la gastronomie Paris-Rungis (II) : un projet scientifique, éducatif et expositionnel en débats”44 sont en rapport avec mes préoccupations :

“Présenter aux plus jeunes le RGF comme l’expression culturelle d’un rapport au bien manger qu’entretient une communauté, comme un rituel et un cérémonial, comme la cristallisation d’un certain modèle alimentaire (caractérisé notamment par le primat accordé au goût plutôt qu’aux valeurs nutritionnelles des produits) demande et demandera une véritable inventivité en termes de médiations. Comment les sensibiliser à l’histoire des évolutions du repas gastronomique ? Comment leur faire comprendre cet art du bien manger et de l’être ensemble ? Par quels dispositifs et médiations traduire pour eux les vertus de partage et d’attention à l’autre de cette pratique sociale coutumière, les valeurs de commensalité, de convivialité et d’hospitalité qui la caractérisent ?”45

Cette institution, dont l’ambition est de sensibiliser aux problématiques actuelles liées à l’alimentation, serait-elle un meilleur point d’ancrage pour réussir à travailler autour de cette thématique ? Ne serait-il pas possible de penser un événement autour de la commensalité qui serait déployé lors de son inauguration ? Ou bien au contraire, mon projet n’aurait-il pas plus de poids s’il avait lieu dans un endroit auquel on ne l'y attend pas ?


Conclusion


Lors de cette recherche, mon objectif s’est affiné, notamment grâce à l’analyse des différentes dimensions autour du repas. Il m'apparaît de plus en plus évident que le public concerné par mes questionnements est celui de la jeunesse, car ce sont les jeunes qui construisent le monde de demain. En les sensibilisant dès le plus jeune âge à certaines valeurs, on a peut-être une chance de voir ces valeurs s’ancrer dans le quotidien. Reste à définir la tranche d’âge : enfants, adolescents, jeunes adultes ? Mais qui dit enfants dit parents, ou grands-parents ? À ce stade, plusieurs hypothèses sont possibles car ma question reste encore très générale. Il va être essentiel de cibler un public (probablement les jeunes) que mon projet sensibilisera à la notion de commensalité, mais aussi un contexte et une temporalité adaptés. Celui-ci doit-il avoir lieu dans une institution muséale, un espace culturel ou au contraire, là où on ne l’attend pas ? Ces choix seront pris lors de mon avancée dans le projet et en fonction de sa faisabilité.